Joëlle Gardes Tamine

Ma première rencontre personnelle avec Joëlle remonte à 2010, quand elle accepta de travailler avec moi à la direction d’une thèse de doctorat sur Baudelaire. Elle s’était engagée à cette tâche à la simple demande d’une jeune doctorante qui, ayant lu   ses   livres,   s’était   passionnée   à   son   interrogation   à   la   fois   minutieuse   et surplombante du langage: n’ayant rien demandé, je me suis donc retrouvée beaucoup plus riche que je ne l’étais auparavant. La rencontre de la personne réelle qui était derrière les nombreux titres sur la rhétorique, la grammaire, le style, dont je m’étais souvent nourrie, a été, littéralement, un don. Avec Joëlle la rigueur de l’échange intellectuel et scientifique s’augmentait toujours, en effet, d’une profondeur humaine qui ne va pas de soi,  et qui rebondit,  inévitablement, sur cette même  rigueur. Linguiste et poète, elle était toujours les deux à la fois, ne voyant pas de démarcation dans ces deux pans de son activité.

Marseillaise,   elle   aimait   profondément   son   Midi,   dont   elle   arborait   fièrement l’élocution et la phonétique. Normalienne, agrégée de Grammaire et docteur ès Lettres, elle avait débuté comme Professeur à Aix-en Provence, où elle avait dirigé pendant dix ans la Fondation Sant-John Perse, poète duquel elle était une spécialiste attitrée (Correspondance Saint-John Perses Roger Caillois, Edition établie et annotée par J. Gardes-Tamine, Cahiers Saint-John Perse, n°13, mai 1996, Gallimard;  Saint- John Perse ou la stratégie de la seiche Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 1996). Elle a ensuite enseigné rhétorique et poétique à la Sorbonne, participant à toutes les activités scientifiques et toutes les initiatives culturelles où il soit question de langage, ou/et de poésie. Sa participation au comité de rédaction de la revue Place de la Sorbonne en est un exemple, mais les services qu’elle a rendus à la communauté du savoir sont trop nombreux et trop variés pour que l’on puisse les dénombrer tous. Comme ses collèges de PLS l’ont rappelé à sa mort, ils étaient “aussi nombreux qu’elle était infatigable”. C’est mon expérience aussi: interpellée pour le Comité Scientifique de notre revue de Département, ou de notre collection, elle ne refusait que si la tâche lui paraissait dépasser ses compétences, et ses révisions étaient toujours précises, synthétiques et visant juste, n’oubliant jamais d’offrir des conseils précieux pour qui voudrait les écouter.

Ses travaux de grammaire, de rhétorique et de poétique se sont échelonné tout au long de sa carrière, apportant une vision qui pour être nouvelle n’en est pour autant pas à la recherche de la nouveauté pour elle-même. S’étant formée à l’école des Anciens (comme elle aime le rappeler dans sa présentation de Racine ou la modernité du classicisme, paru aux éditions en ligne “recoursaupoeme”, 2015), Joëlle Gardes a ouvert des voies importantes pour ceux qui, comme moi, s’intéressent à la langue littéraire, mais sans jamais oublier l’enseignement  de la rhétorique ancienne et classique, qui forme un soubassement   incontournable   à   ses  systématisations   de phénomènes sur lesquels on n’a pas fini de s’interroger. Son  Pour   une   nouvelle théorie des figures (PUF, 2011), qui pourtant s’en prend à l’idée de figure elle-même, se sert comme d’une nourriture de tous les savoirs que depuis des siècles les hommes ont mis en oeuvre pour comprendre leur propre langage, et la possibilité d’une relation les uns avec les autres. En poésie, comme en politique ou dans la vie quotidienne. 

Cette “complétude” est partout identifiable dans les réflexions de Joëlle Gardes, comme elle l’est dans sa production poétique et romanesque. Sa compréhension profonde de la langue littéraire et de ses enjeux lui venait peut-être de cette relation “charnelle” à la langue que possèdent les poètes, et qui jamais ne lui a fait croire à un   homme   “parlé   par   le   langage”,   mais   bien   plutôt   à   la   valeur   expressive   de l’individu, qui n’est jamais évacuée, fût-ce en traduction (La   traduction,   pratiques d’hier et d’aujourd’hui – Honoré Champion 2016), qu’elle a d’ailleurs pratiquée avec maîtrise, et amour. C’est avec un de ses poèmes que je voudrais terminer ce souvenir (si incomplet, si injuste si l’on veut, comme l’est toujours la mort), où les choses minuscules, qu’elle observait de si près, s’ouvrent aux vastes questions auxquelles la poésie tente de répondre:

Le rosier qui grimpe sur le mur de la citerne offre chaque jour de nouvelles roses d'un jaune tendre.
Cachés dans leur cœur les cétoines rongent les pétales enroulés et filent une dentelle tachée de noir.

Caché au cœur des pensées le doute détruit l'espoir qui veut renaître retient les gestes qui s'ébauchent.

Vie.
Dentelle sale (L'eau tremblante des saisons, 2012)

En relisant ce poème, je la revois, petite mais remplissant l’espace devant les rideaux jaunes de ma maison, et je mesure le vide qu’elle nous laisse, dans le paradoxe du plein qu’elle nous lègue.

Marisa Verna